dimanche 4 novembre 2012

Patrick Deville Peste & Choléra Seuil

Dans la bande annonce de Dans la maison, le lycéen explique à son professeur Fabrice Lucchini, qu'il a employé le présent car « c'est un moyen de rester dans la maison ». On appelle ça le présent de narration. Voilà qui constitue la grande idée de Patrick Deveille dont le Peste & Choléra (on notera le snobisme de l'éperluette préférée au vulgaire « et » qui ne doit pas faire écrivain au Seuil) relate la vie d'Alexandre Yersin, un jeune suisse du 19e siècle qui a travaillé aux côtés de Pasteur, avant de partir voir ailleurs, faisant de lui une sorte de Rimbaud de la science. Le destin de Yersin est remarquable et la lecture de livre nous renseigne sur un personnage pour le moins étonnant et marquant. Mais que tout cela est lourdaud dans sa volonté de faire littéraire et de n'être surtout pas une biographie classique. Première idée donc : le présent de narration. Yersin pense, Yersin construit, Yersin voyage. On connaissait les auteurs pour classe de terminale, nous voici en présence d'un écrivain avec une idée d'élève de première... C'est un genre comme un autre. Pour le reste, ce roman utilise des moyens littéraires qui relèvent davantage de la fabrication que du génie. Plutôt que d'écrire une bonne grosse biographie (mais il semblerait qu'elle existait déjà), Patrick Deville veut faire de la littérature. Alors, il passe son temps à mettre en parallèle des personnages qui ne sont pas vraiment croisés, à mélanger les époques et à pratiquer un name dropping incessant. Ce qui donne par exemple des « Yersin s'installe à l'Institut parce que le Lutetia n'est toujours pas bâti », ce qui me rappelle la sublime formule de Woody Allen pour lequel le responsable de la mort de Kennedy s'appelle Christophe Colomb. Je doute juste de la volonté humoristique de Deville qui a une autre grande idée. A plusieurs reprises, alors qu'il relate au présent la vie de Yersin apparaît aux côtés de l'helvète scientifique un fantôme du futur (formule reprise deux fois en moins de dix lignes page 87) qui l'observe un carnet à la main (je cite de mémoire), soit l'auteur lui même qui se met en scène aux côtés de son personnage dans le passé, mais écrit au présent. Quel vertige, j'ai failli tomber de mes talonnettes ! Ajoutez à cela la grande métaphore du livre, qui consiste à comparer un hydravion à « une petite baleine blanche » comparaison reprise à volonté comme les frites au bistrot romain quand j'étais jeune. J'oubliais les notations « philosophiques » du genre : « On ne pouvait pas imaginer l'essor de l'aviation. Merveilleuse invention qui permet de réduire les distances et de bombarder les populations. » Une découverte saisissante. Sachant que ce roman devrait obtenir un prix, on sera rassuré : rien ne change ! Le talent finit toujours par être récompensé. PS pour les amateurs de littérature ce roman contient de très belles phrases. Elles sont extraites du journal et des lettres de Yersin, qui n'aimait pas beaucoup les artistes car il préférait la science. Sa langue est précise et juste, avec un sens de la formule qui rappelle les grands moralistes. Un exemple qui m'a empli de joie : « Dans les champs de l'observation, le hasard ne favorise que les esprits préparés ».

Acharnement Mathieu Larnaudie Actes Sud

Si vous voulez tout connaître de la conjugaison à l'imparfait du subjonctif, vous avez au moins deux possibilités. Soit vous achetez un Bacherelle (orthographe non certifiée), soit vous lisez Acharnement, tant ce temps rare de la conjugaison semble être pour l'auteur, le comble du raffinement. Acharnement raconte la vie de Müller, qui a écrit des discours pour un ministre et qui s'est retiré de la vie politique. Depuis sa luxueuse retraire, il continue d' écrire car le misanthrope, loin de la compagnie des hommes, continue de suivre de loin l'actualité, en ayant pour seule compagnie son jardinier. Or, la propriété dudit Müller est traversé par une sorte de viaduc, d'où les habitants viennent se suicider et troubler quelque peu la quiétude de l'ex écrivain de l'ombre. Disons le d'emblée, ce roman m'a beaucoup fait penser au film l'exercice du pouvoir, qui fut loué par de nombreux critiques et me laissa relativement indifférent. Je n'exclus pas que le peu d'intérêt pour l'un ou l'autre résulte du fait que je connaisse un tout petit peu le monde politique et qu'ils ne m'aient rien appris. Ceci dit, Acharnement m'a semblé pire qu'un mauvais livre : c'est un livre vain, un exercice formel, où le narrateur prend un plaisir à enfiler les subjonctifs de l'imparfait, pour nous montrer qu'il est un homme cultivé, à l'heure où la langue politique est envahie d'éléments de langage. « il comprendrait que, même si l'issue des élections ne faisait aucun doute, je laissasse l'échéance passer et réservasse ma réponse pour une date ultérieure. » Bonne utilisation de la concordance des temps. Soit. Un critique expliquait que les très longues phrases du récit étaient le contrepoint des petites phrases de la vie politique. Cela m'a semblé un peu court comme projet, même si incontestablement Larnaudie manie plutôt bien un style quelque peu précieux et suranné (une langue contaminée malgré tout de quelques décideurs et autres leaders, sans oublier un échanger utilisé pour dialoguer (p75), autant d'exemple d'expression apriori peu prisé du narrateur qu'il a imaginé et que l'auteur lui prête malgré tout). Car le narrateur passe son temps à reprendre certains termes du monde politico-médiatique, en en soulignant les barbarismes, à coup de « comme on dit » (page 138). On s'occupe comme on peut, la vieillesse est un long naufrage.. Plus désagréable est la méthode qui consiste à faire de gros clins d'oeil connivents avec le lecteur. Ici, c'est l'entourage du précédent président de la République qui est visé. Quelques sous-ministres ou sa famille qui sont décrits de telle manière que le lecteur (de gauche forcément) les reconnaisse et ricane. J'ai tendance à penser que la grande littérature grandit ; le ricanement rapetisse toujours, d'autant qu'il s'agit d'attaques encore plus basses que ceux qu'elle entend viser et que l'auteur n'a même pas le courage de citer (par peur des poursuites judiciaires ???? ) La clé du récit est peut être page 160 « La parole politique n'est jamais, sauf en de très rares exceptions, l'expression d'une singularité autonome » (on se demandera ce qu'est une singularité qui n'est pas autonome au passage). A l'inverse de la création et de la littérature ? Comme disait Claude Lelouch, un autre grand formaliste, « tout ça pour ça ! »

A nous deux, Paris ! Benoît Duteurtre Fayard

Aïe ! Pour commencer un message à tous les écrivains : écrire sur la musique est le truc le moins intéressant qui soit. Thierry Hesse dont j'ai écrit ailleurs le bien que je pensai de L'inconscience, tombait dans ce travers, qui consiste à aligner les trilles, tierces et autres harmonies, abusant d'un langage savant pour évoquer la musique, ce qui est d'aileurs le meilleur moyen de ne pas la faire entendre. Même chose pour Benoît Duteurtre dans ce roman d'apprentissage (c'est un peu Bécassine découvre le forum des halles) où le jeune héros quitte sa Normandie natale pour devenir un artiste à Paris. D'où le titre. Au moins, le roman n'est pas mensonger. Il arrive à Paris plein d'illusions et la ville va le corrompre. On est à la fin des années 70, au début des années 80, on traîne aux Halles, on va au diable des Lombards, on ne sait pas si on aime les garçons ou les filles, ou plutôt on le sait, mais on n'ose pas aller au bout du désir... Pour ceux qui n'ont pas connu cette période et qui le regrettent (la nostalgie n'est plus ce qu'elle était, tu avais raison Simone), le roman constitue un témoignage sûrement honnête sur le Palace, le diable des Lombards, le monde de la nuit. On prend de la coke. Quand on croise une fille devant le palace, elle est bien sûr prostituée. Quand on va dans un bar écouter de la musique, on est embauché le soir même par la chanteuse... tout ça pour dire que le récit tient plus du n'importe quoi que de la mécanique de précision. D'ailleurs, je crois pouvoir dire que l'auteur s'en fout plutôt pas mal, ayant pas grand chose à dire sur son personnage. Ainsi, à la fin du récit, il lui réserve deux fins possibles (et pourquoi pas trois ?), un procédé qui n'a pas grand intérêt. A moins que Duteurtre ait signé un roman autobiographique et que revenant sur son passé, il s'est plu à imaginer quels autres destines il aurait pu avoir. C'est sûrement très intéressant pour lui et sa famille ; pour un lecteur lambda, j'en doute davantage. Pour allonger la sauce un peu courte, le lecteur a le droit pour le même prix à un passage en province, là où le jeune héros a passé ses premières années d'études, ce qui nous donne une description qui se veut sûrement ironique de la vie de province (la Normandie, Rouen, on vise Flaubert), mais qu'on a surtout lu à peu près 250 fois. Ah l'oncle nouveau riche qui a fait fortune dans les cuvettes de chiottes, grossier personnage rustre jusqu'au bout. N'est pas Chabrol qui veut ! Sinon, comme l'auteur a des lettres, et comme il a sûrement lu Proust, on parsème le texte d'interruptions (qui rappelle les digressions proustiennes Nom de lieu et autres) où l'on raisonne sur Paris, sa force d'attraction pour un jeune provincial, voire sur l'architecture, la marche du temps. C'est à peu près aussi profond que.. (non non je ne citerai pas de nom, ce serait trop facile, prenez n'importe quel auteur qui croît dire des choses profondes en prenant de grands airs et égrenant des banalités). Là ça donne, en résumé : Paris sera toujours Paris. Merci Benoît ! « et Jérôme eut l'impression que ces deux artistes réunissaient ce qu'il recherchait : la provocation, la jubilation sonore et l'insolente modernité ». C'est exactement tout ce que ce roman n'est pas, un peu comme quand France Gall chantait dans les années 80 Elle elle l'a.

Julien Péluchon Pop et Kok Fiction &Cie Seuil

Malvenue au 22e siècle, après une catastrophe écologique majeure pour découvrir les aventures de Pop et Kok deux partenaires qui emprunte autant à Flaubert – l'intrigue débute à Rouen- qu'aux héros beckettiens qui survivent dans un monde absurde, où les adorateurs de la verge d'or, une secte aux moeurs diluées, détiennent le pouvoir. Le roman évoque surtout les contes du 18e siècle, les héros étant un peu les arrière arrière-arrière-petit-fils du bon docteur Pangloss.. Mais il serait injuste de réduire le roman de Julien Péluchon à une liste de références. Le texte possède des qualités propres, soit d'abord la création d'un univers post apocalyptique entre dérison et désespoir. Dans ce monde à venir, on se soule au jus de navet et l'on croise des humains transformés en zombies dangereux. Pop et Kok veulent malgré tout continuer à vivre. L'un « entrepreneur » dans l'âme parcourt les routes pour vendre des maisons en planche de récupération tandis que sa femme s'éprend du voisin. On pense à la formule fitzgéraldienne « savoir que les choses sont sans espoir et pourtant continuer à vouloir les changer ». car s'il est une chose qui caractérise les héros c'est leur volonté d'aller de l'avant, même le dépressif Pop essaie de tenir un journal sur les conseils d'un chaman. Journal qu'il entame avec une bonne volonté et qu'il tient de façon de plus en plus épidosique.. sans ne rien dire de ce qu'il restera de cette trace de son passage sur terre. Et ce n'est pas dans l'amour que les « héros » trouveront un quelconque réconfort. Perdants, leurs compagnes leurs préfèrent des amants forcément plus forts ou plus riches. Et la tentative ultime de retrait dans une baie de Somme d'après apocalypse pour cultiver leur jardin sera elle aussi vouée à l'échec.. Pop et Kok qui laisse plâner peu de doutes sur la possibilité de vivre heureux et qui est pourtant réjouissant par son inventivité totale, son absurde élan vital ...jusqu'à la mort.

Belle famille Arthur Dreyfus Gallimard

Inspiré d'un fait divers mondialement repris (et qu'on ne compte pas sur moi pour faire le rapprochement) Belle famille est une variation sur la disparition d'un enfant prénommé Madec et sur l'emballement médiatique qui en découle. Disons le d'emblée, Belle famille est un livre à moitié réussi. La première partie qui raconte la vie de la famille est plutôt réussie. Madec est un enfant décalé, qui pose visiblement un problème à ses parents et l'ambivalence des sentiments maternels est exposée avec une rare justesse. Le personnage de Laurence, la mère de Madec, épouse du pâlot Stéphane, possède une vraie complexité et demeure du début à la fin du roman un mystère. En revanche, quand le roman veut aller vers la critique sociale, il convainct moins. L'emballement médiatique pour la disparition de l'enfant est l'occasion d'une tentative de critique du monde médiatique, pas vraiment pertinente. On s'étonne que certaines personnes soient nommément moqués, quand un ex ministre de l'Intérieur devenu entre-temps président n'est pas cité. Qu'un universitaire qui n'est pas le plus omniprésent soit raillé au détour d'une page sans qu'on en comprenne bien la nécessité. Pour le reste la mécanique qui fait qu'un fait divers local devient une histoire mondiale n'est pas vraiment mise en lumière. Il suffit d'un beau frère vaguement attaché de presse pour que la mayonnaise prenne et par finir par obtenir une audience auprès du pape et d'obtenir un message d'une star du sport. Qu'il me soit permis d'en douter. Reste l'évocation de Madec, étrange enfant qui semble porter toutes les contradictions de sa famille, dont le destin a quelque chose de tragique, enfant intrépide qui méconnaît le danger et dont la mort paraît être le destin précoce. « Madec aime bien mourir », conclut le roman. Un auteur à suivre...

L'ile joyeuse Dawn Powell Edition Quai Voltaire

Il faut passer les premières pages où l'écriture semble très datée avec un souci de tout caractériser, du cuir de la valise d'un personnage à la doublure d'un imperméable... souvenir d'une littérature d'un temps où les images n'envahissaient encore pas les imaginaires et où l'écrivain devait produire aussi des images. Est ce parce qu'on s'habitue à tout ou parce qu'à mesure qu'elle rentre dans le récit l'auteur perd ce souci du détail, toujours est-il que cette première impression dépassée, le plaisir d'un récit délicieusement sarcastique emporte le lecteur un temps inquiet. A New York, dans les années 30, la vie a des allures de reality show avant l'heure. On s'aime on se sépare, on calcule. L'animateur de l'émission vedette de la radio est tenu par ses sponsors ; la vedette de cabaret, héroïne du roman, n'est peut être pas la plus douée du monde mais elle sait quelles personnes il faut flatter pour continuer à recueillir les suffrages des critiques influents. Tout ce petit monde évolue de soirées mondaines en tête à tête, les couples se défont aussi vite que les carrières. L'alibi du roman est l'arrivée d'un jeune auteur de pièce de théâtre issu du même village du Middle West que Prudence la chanteuse de cabaret héroïne du roman. C'est une sorte d'Alceste nord-américain, qui refuse tout compromis. Mais tout ça n'est qu'un alibi pour l'auteur pour dépeindre le new york des starlettes et des soirées. Le tout est fait au cours de chapitres courts et enlevés qui rendent très relatifs la soi disante créativité des séries télévisées dont il est du dernier snobisme de louer la narration. Dawn Powell serait une scénariste corrosive si elle vivait encore. Chaque chapitre est à la fois une quasi nouvelle et fait progresser l'intrigue. C'est cruel et drôle jamais ennuyant. On n'est pas dans la vrai jet set, dans son antichambre, c'est un demi-monde qui est ici dépeint et il ne manque que quelques vedettes de télé réalité assoiffé de notoriété et prêt à tout pour rester sur le devant de la scène qui est ici narrée. La vanité du monde est passé au laser de l'auteure qui possède une ironie et un mordant réjouissant. « James songea : Juste ciel, cette drôle de sensation dans mon ventre – comme un rot avorté- ce doit être le bonheur. »

Royal Romane François Weyergans Julliard

Après Jean-Paul Dubois qui en est familier, c'est au tour de Weyergans de faire sa saison canadienne (que les puristes veuillent bien me pardonner si d'autres livres du belge se déroule au Canada, c'est le premier que je lis), le temps de raconter une histoire d'amour entre le narrateur et une jeune étudiante qui veut devenir actrice au début du roman et renonce (notamment) à son ambition le temps du récit. Weyergans est un écrivain de la digression, pas le genre qui brille par l'originalité folle de son récit : une histoire avec femme enfants et maîtresse, un ratage amoureux comme la littérature en compte tant. Et pourtant, ce livre a un charme puissant, comme disent les critiques, un sens du récit et un style qui ont qu'on le dévore, pressé de savoir la suite. Weyergans a un génie pour la digression : son narrateur part au Canada à la demande d'un riche scandinave qui veut créer un musée consacré au papier, ce qui vaut de belles pages sur ce sujet, ou bien peut consacrer une page à l'achat d'une bouilloire... En creux, l'auteur fait son auto portrait en séducteur perpétuel, inapte au bonheur, toujours partant pour recommencer une aventure sentimentale, qui échouera lamentablement comme les autres. « Suis moi, je te fuie... Fuis-moi, je te suis » résume la vie de ce narrateur égoïste et torturé. Car, au fond, il y a quelque chose de profondément triste et désenchanté dans ce roman. On pense à Sagan, et à son élégance discrète d'autant plus inaltérable qu'elle devient indispensable. Aimer ne rend pas heureux, mal aimer non plus. L'autre est indispensable, mais il est impossible de vivre avec lui. Le Don Juan moderne n'a plus la statut du commandeur face à lui, il a à affronter son propre ego.. il n'est pas sûr que cela rende la vie plus douce. Royal romance est triste et déisoire comme nos vies. Rien de bien grave, nous dit Weyergans dans un sourire qu'on imagine forcément triste.

La grande bleue Nathalie Démoulin Ed du Rouergue La brune

Quand j'ai découvert l'exergue de ce roman que j'avais sauté en l'entamant, j'étais très fier, car en le lisant, j'étais persuadé que l'auteure était sous l'influence de la formidable Annie Ernaux, même si le style de Nathalie Démoulin est plus flamboyant que le style clinique de son aînée. « N'avoir que l'existence et elle ne suffit pas » telle est donc l'exergue et le meilleur résumé du récit de Nathalie Démoulin. Soit l'histoire de l'émancipation de Marie, une adolescente franc-comtoise de la fin des années 60 qui, au début du roman, fuie le domicile familial pour rejoindre Michel, celui qui va bientôt devenir son mari et le père de ses enfants. A l'époque, en 1967, on ne rigole pas avec le mariage. Formidable idée que d'avoir raconté l'histoire de ces femmes devenues adultes au moment de mai 1968, contemporaine de ce chamboulement (sur lequel un ex président de la République jugeait urgent de revenir tout en s'affirmant comme un héritier caricatural de cette époque qui voulait jouir sans entraves, mais c'est une autre histoire), femmes trop éloignées géographiquement et culturellement de la rue gay lussac, pour avoir pris part à ce moment. Chacun sera marqué par tel ou tel détail de la très fidèle reconstitution (à part un billet de 20 francs ananchronique, elle nous a semblé parfaite) : pour ma part, c'est l'omniprésence de la cigarette qui m'a le plus marqué. En ces temps-là, les mères et leurs amies fumaient sans vergogne dans la chambre des enfants. Ceci étant, le récit de Nathalie Démoulin propose donc de raconter l'émancipation de Marie, une femme à la recherche d'un ailleurs (elle-même ?), qu'elle croira trouver chez Michel, puis dans la maternité, avant que les moeurs l'autorisant elle pense à divorcer, fantasme devant le beau fiancé d'une amie ou quitte la Franche Comté pour rejoindre la grande bleue entraperçue ans la piscine, le film de Jacques Derray avec Romy Schneider et Alain Delon. Si le livre est centré sur sa figure, il ne s'y réduit pas, les personnages secondaires sont aussi particulièrement présents et réussis, du mari absent, au frère revenu d'Algérie avec des cauchemars qui le conduisent à l'hôpital psychiatrique, à la belle soeur fantasque qui ne peut pas avoir d'enfants, ou les copines ouvrières. Car pour Marie, la libération passe paradoxalement par l'usine, le lieu où elle gagne sa vie à la perdre comme on aurait dit à l'époque. Tout commence chez Peugeot à Vesoul, se poursuit à l'usine de Myris du côté de Montpellier, en passant par l'usine Lip qui tente un temps l'auto gestion. Le récit est incontestablement un témoignage de ce temps là. La construction du livre en chapître, un par année, de 1967à 1978, enchaîne les chapitres centrés sur le travail avec des échappés au temps des premiers congés payés (ah le récit des embouteillages lyonnais pour rejoindre la Méditerranée), avec des ellipses et des flashbacks qui s'enchainent dans une très grande fluidité. Car l'écriture de Nathalie Démoulin est à la fois ample et précise, poétique et proche du réel « Elle traverse toutes les zones, sans croiser personne, l'usine c'est comme une forêt dont les oiseaux se seraient enfuis, et tous les oiseaux. Le bureau où elle entre est vide. Elle attend un moment sans oser s'asseoir ni s'appuyer, bien droite, convenable. » . Cette structure donne une impression d'album de familles, comme si chaque chapitre était une image arrêtée de la vie de Marie et des siens. Une impression renforcée par l'utilisation alternée du « elle » et du « on », pronom impersonnel qui semble ici être celui de ce qu'il y a de culture populaire en Marie, pronom utilisé aussi pour signifier aussi toute la difficulté de marie à devenir un Je, plein et entier, une histoire qu'a raconté la fille d'agriculteurs normands devenue prof de lettres, Annie Ernaux. La grande bleue raconte l'histoire d'une femme, à la fois emblématique de son époque et pourtant irréductiblement singulière.

La vie Régis de Sà Moreira Au diable vauvert

Attention ce livre est un OLNI. Non, non je ne me suis pas trompé, il ne s'agit pas d'un roman de véronique Olmi que Régis de Sà Moreira aurait signé par inadvertance. C'est un Objet Littéraire Non Identifié (OLNI c'est un vieux truc journalistique, on change une lettre à Ovni et on crée ainsi un nouvel acronyme). La vie c'est d'abord un dispositif : des paragraphes d'une dizaine de lignes environ qui reprend le monologue intérieur d'un personnage. Avec, à la fin de l'envoi, une référence à un tiers, qui devient le narrateur du paragraphe suivant. Suis je bien clair ? Si ce n'est pas le cas, n'hésitez pas à l'indiquer dans les commentaires, je me ferai un plaisir de vous expliquer avec un exemple... On ouvre donc le livre, on commence et on se dit (en réalité Je me dis) « mon petit régis, j'ai bien aimé tes précédents romans, je me souviens même que dans une autre vie, quand j'étais libraire, tu étais venu innaugurer la dite librairie, mais ton truc là, c'est un peu léger. » Autrement dit, on commence la lecture, en se disant, tu m'auras pas avec ton truc.. et on tourne les pages et on suit les aventures des uns et des autres, de cette « foule sentimentale » comme aurait chanté Souchon, puisqu'une bonne partie du livre tourne autour de l'amour, de la difficulté à le trouver ou à le garder..  « Je m'en fous qu'il me trompe, du moment que c'est lui qui me trompe. C'est pour ça que ej l'ai chosi. Je ne le supporterais de personne d'autre... » Car oui, Régis de Sà Moreira nous emporte avec son idée foutraque, on suit les personnages, on accepte sa ronde (attention référence littéraire autrichienne) contemporaine, qui passe d'un homme à sa femme qui croise un inconnu qui pense à Julia Roberts qui demande à son chauffeur de la racompagner à son hôtel.. et on croise ainsi des vaches, le reflet d'une femme, des foetus et des morts, qui tous sont entre expérience et philosophie. Au fil des mini récits qui s'enchaînent, la narration se fait grâce aux liens tissés entre les personnages. C'est la relation entre les uns et les autres qui crée la dynamique, jusqu'à la chute ultime, particulièrement réussie. Derrière une apparente facilité stylistique, Régis de Sà Moreira utilise une écriture nette et précise, capable de faire exister un personnage en une dizaine de lignes. Son propos subtil n'ignore pas l'humour, parfois grinçant. « Dès qu'un enfant aligne plus de trois mots, ses parents crient au génie. Ils ont l'air sincèrement persuadés que l'intelligence est un atout dans la vie. Pour réussir à se suicider du premier coup, peut-être, et encore il y en a qui ratent. » Ou encore, cette remarque coquine : « j'ai joui dans ma robe de mariée, je souhaite à toutes les femmes de connaître ce bonheur au moins une fois dans leur vie... » La vie est un sismographe des états d'âme de l'homme moderne, homme de la foule confronté à la multitude à ne plus en savoir qui il est, ce qu'il pense : « il y a tellement de points de vue différents, je ne sais plus du tout où est le mien ». Qu'importe après tout, cette multitude est finalement une consolation. Un des narrateurs envisage « Faire des enfants bien sûr ! Faute de devenir quelqu'un d'autre, créer quelqu'un d'autre ! Ou à défaut lui refiler le problème... » En écrivant ce livre, Régis de Sà Moreira et loin de nous refiler le problème, il nous aide à le solutionner (attention c'est un piège seuls les ânes solutionnent. En français, on résout un problème ! Compris ? Le premier qui répond pas de souci prend de très gros risques).

Aurélien Bellanger La théorie de l'information NRF Gallimard

Ce pourrait être le roman à sensation de cette saison : son héros, Pascal Ertanger, aurait été inspiré par un des grands tycoon de l'Internet français, murmure-t-on dans les milieux où l'on sait... Soit un jeune homme asthmatique de la classe moyenne, grandi du côté de Vélizy, qui devient un multi milliardaire, à mesure que la France passe du Minitel au web 2.0. Roman marxiste (??) où l'évolution technologique est le moteur de l'histoire, la théorie de l'information est, en effet, composée de trois parties, chacune nommée par un mode de communication (Minitel, Internet, 2.0). Au premier abord, la théorie de l'information apparaît comme un roman quelque part entre Balzac et Citizen Kane, soit le portrait de l'ascension d'un personnage, le fameux Pascal Ertanger, le roi des geeks, qui débuta dans une chambre de bonne, puis dans une cave (aux Etats-Unis, les mythologies passent par le garage), avant de devenir le pdg tout puissant. Dans ce registre biographique, on pense au film The social network, tant notre empereur des télécoms qui fit sa fortune en mettant les gens en relation à tout de ce qu'on appelle un sociopathe, inapte en apparence à tisser des relations sociales, qui n'ont pas pour fondement l'informatique, puis, peu à peu, son entreprise. Dans la lignée de ces personnages à biographie, on retrouve aussi à l'absence de sens moral du personnage, qui ne semble pas gêner de traiter avec un truand de la rue saint-Denis, mêlé à des affaires de proxénétisme sans s'en rendre compte, tant le personnage semble tout ignorer du bien et du mal, du licite et l'illicité, à moins qu'il ne soit codé en une série de 0 et de 1... A cela, un traumatisme initial, lors d'une traversée nocturne du bois de Boulogne avec son père « Pascal ressentit une pitié très forte pour l'espèce humaine, une pitié proche de l'euthanasie – il aurait voulu que le spectacle des corps suppliciés soit définitivement aboli. » On notera le très biologique espèce humaine, préférée au terme « humanité ». Rien d'étonnant, car très vite, c'est à un autre romancier français que fait penser la théorie de l'information : Michel Houellebecq, auquel Aurélien Bellanger à d'ailleurs consacré un essai. La théorie de l'information est à la cybernétique ce que les particules élémentaires étaient à la génétique. Même technique narrative : le récit principal est entrecoupé de sortes de fiches, écrites en italique, reprenant les principales étapes de la pensée de l'informatique, de la thermodynamique et du cyber. Pour ce que j'en ai compris, la théorie de l'auteur est assez proche de celle de Houellebecq : la technique est le meilleur moyen de se débarraser de l'Homme, d'en finir avec l'héritage humaniste de la modernité pour basculer dans un monde post humain, sans douleur puisque complètement technique. A l'image de son créateur Erlanger ? Si ces passages peuvent être sautés sans grand dommage pour la compréhension de l'intrigue - car prévenons les lecteurs les moins versés dans ces matières, elles sont ardues – ce serait cependant dommage, tant la science à ce niveau a des allures de poésie. J'ai adoré apprendre l'existence de la boite de Shanon, une invention qui est la plus belle oeuvre d'art contemporain dont j'ai jamais entendu parler : « Quand on bascule l'interrupteur sur la position on, un bras articulé sort d'une trappe, vient remettre l'interrupteur en position off, et disparaît. L'univers est peut être une extrapolation de cette machine ». Poésie que manifeste l'auteur à plusieurs reprises (trop rares à mon goût). On retrouve aussi la passion de l'auteur de Plateforme pour la description très précise des forces économiques et techniques. Par moments, on a quasiment l'impression des mémorandums du ministère des télécoms, tant le monde matériel passionne de façon évidente Aurélien Bellanger. Là aussi, certains lecteurs risquent d'être gênés par ces passages parfois ardus. Ertanger, (on pense aussi au héros camusien au R près) rencontrera aussi une jeune femme, Emilie, qui semble toute droite sortie d'un roman de Houellebecq, passée directement du métier de danseuse dans un peep show de la rue Saint-Denis à Grand Amour du héros. Roman patchwork donc forcément inégal, La théorie de l'information déroutera les lecteurs habitués à des récits linéaires. Il aurait sûrement gagné à être plus homogêne, les parties sur l'évolution des télécoms en france aurait gagné à être intégrés à l'intrigue principale. On l'aura compris : le portrait de l'Howard Hugues des télécoms français est très réussi, Ertanger finissant dans un manoir de la région parisienne. Aurélien Bellanger, dont c'est le premier roman, doit être suivi : il gagnera à mesure qu'il écrira plus simplement, qu'il fera moins son intéressant, comme on dit chez moi. Car il possède un vrai talent d'écriture notamment : le dialogue entre Ertanger et Nicolas Sarkozy (un monologue de ce dernier) est plus vrai que nature, on a l'impression d'entendre parler l'ancien président, même si on ignore si cette rencontre est ou non imaginé. On retrouve aussi chez lui un vrai talent de sociologue avec des formules qui font mouche, comme quand il parle de la classe moyenne, « elle ne connaissait qu'elle même et se croyait illimitée. Elle considérait la classe populaire comme profondément malchanceuse, ridicule ou tarée, la bourgeoisie comme exemplaire, plaisante et rationnelle. La première n'existait pas en tant que classe, mais en tant que catégorie morale : elle était la conséquence d'un certain nombre de mauvais choix. La seconde, concédée par snobisme, n'était pas plus réelle : c'était soi même en mieux. » Bien des livres de sociologie n'en ont pas dit beaucoup plus sur la classe moyenne. Ou cette analyse « Au final, l'époque adopta le slogan : « Plus jamais ça ! » avec un ça infiniment extensible, grand comme la chasse à la baleine ou ramassé comme une balle dans la nuque d'un résistant ». Que Bellanger oublie Houellebecq et fasse du Bellanger est le meilleur conseil à donner à l'auteur de ce premier roman, pas complètement abouti mais tellement ambitieux qu'on lui pardonne toutes ses maladresses.

Thierry Hesse L'inconscience Editions de l'Olivier

Plus j'y repense, plus je me dis que ce livre est très très bon.. Deux frères, Carl et Marcus, que tout oppose ou presque, tel est le point de départ classique du roman de Thierry Hesse, le premier que je lis. Quand l'ainé a choisi l'école buissonière et quitté le domicile parental, qui sentait l'eau bénite, pour participer aux folles aventures libertaires des années 70, du côté de l'Espagne franquiste finissante pour créer un groupe de rock, le cadet devenait le fils modèle, employé d'une compagnie d'assurance. Quand le premier passe de bras en bras, quiquagénaire sans enfant, le second exhibe une famille modèle avec épouse dévouée et enfants qu'on imagine habillés chez les meilleurs fournisseurs de la ville de province où déjà habitaient ses parents. Au cours des années, l'aîné n'a gardé longtemps comme seul lien, qu'une carte postale qu'il envoyait. Puis Marcus est revenu en France, est devenu enseignant du côté de Roubaix et a sacrifié au rite du Noël en famille avec son frère. Alors quand le cadet, Carl, tombe dans le coma, Marcus accourt, d'autant que le dernier Noël en commun a été l'occasion d'un clash, l'aîné fuyant la maison du cadet le matin du 25 décembre après une dispute violente. Il est vrai que le très sage Carl semblait alors pris d'une drôle de résolution en voulant créer sa propre société d'assurance avec un collègue, en étant prêt à sacrifier pour cela l'héritage parental, ce que les aînés ne pardonnent que rarement. « Les pères vivent dans un monde permanent de paroles, ils traitent leurs fils comme des oreilles ou des micros », note Thierry Hesse. Page après page, avec un véritable sens du récit, Thierry Hesse réussit à écrire le roman français, comme on dit des écrivains des Etats Unis qu'ils écrivent le roman américain. Car c'est aussi l'histoire de la transformation de la France depuis une quarantaine que raconte ce roman, le passage d'un monde où un mariage était pour la vie, à un autre où même les unions d'apparence les plus solides achoppent aussi, d'un monde où les objets sont rares et où l'économie et l'épargne sont la règle à un autre tout entier livré à la consommation, où le commerce et l'assurance remplace la production, d'un monde de devoirs vers un autre, où pour reprendre le titre du travail universitaire de Marcus, l'important est de « sentir sa vie ». Pour certains, cela passe par des interrogations du type « l'an prochain son nom figurerait-il encore au palmarès publié par L'express des cinquante qui font bouger Toul ? », note ironiquement l'auteur. Car « les gens, en vint ou trente ans n'ont jamais eu aussi peur. Ils ont epur de ce qui change et de ce qui ne change pas, ils ont peur de travailler trop et peur de leur liberté, peur de voir entrer à l'hôpital et de prendre l'avion, ils ont peur des inconnus dans les lieux publics et peur des lieux publics quand ils sont déserts, ils ont peur de leurs voisins et peur des étrangers, per de la campagne et peur de la ville, peur de ne pas trouver une place de parking quand ils font leur courses le samedir et peur le dimanche de tomber sur un bouchon au milieu de l'autoroute, ils ont peur de ne pas avoir d'enfants, puis peur de les perdre.... » Thierry Hesse ne s'inscrit pas dans la tradition psychologisante du roman français, au risque parfois de laisser son lecteur sur sa faim : ainsi, le destin du pauvre Carl nous a paru un peu vite expédié. A cette réserve près et à un certain snobisme des références (quand on parle de cinéma, c'est forcément Bergman, W. Allen ou Tim Burton ou la fin sur le musicien très inrockuptible Robert Wyatt) l'inconscience renouvelle le genre du roman à frères et dresse un portrait très juste de la France d'aujourd'hui.

Phillippe Cohen Grillet Haut et court Ed le dilettante

Ils sont quatre, le père la mère, la fille et le fils, tous les quatre adultes, qu'un jour la gendarmerie à retrouver un beau matin pendu dans la salle à manger. D'un fait divers authentique, Philippe Cohen -Grillet fait la matière de son premier roman. De cette énigme macabre, il tire un ouvrage qui est tout sauf sinistre, notamment grâce à un humour noir qui éclaire les paradoxes d'un monde absurde. « je n'arrivai pas à me consoler de n'avoir pas « fait » moi aussi un enfant. Ne fût ce que pour l'élever et en profiter quelques années avant qu'il ne se brise la colonne vertébrale dans le dérapage incontrôlé d'un scooter ». Ou ce résumé ironique des réveillons de Noël : « nous savions donc que nous échapperions aux cris des huitres dévorées vivantes, au gallinacé émasculé, mais que nous contemplerions un arbre mort, privé de ses racines vitales à coup de hache. Tout ça pour commémorer la naissance d'un homme mort à 33 ans dans d'atroces supplices » observe le narrateur, le fils de la famille. Sans oublier ce résumé du vide-grenier : « des pauvres qui vendent à des sans le sous, ça ne va jamais chercher bien loin ». Chez ces gens de peu, qui n'ont pas de nom (à moins qu'il n'ait échappé à notre vigilance), la vie bien réglée des uns et des autres se délite peu à peu. Il y a le père qui va à l'usine mais qui bientôt est licencié. La soeur qui travaille dans une auto-école y passe de moins en moins temps. Il y a bien le fils, le narrateur donc, magasinier dans le supermarché du coin dans une zone industrielle qui découvre un autre grand changement : l'amour en la personne de Caroline, une bénévole qui récupère les surplus pour les distribuer aux nécessiteux de la ville. « Bien qu'habitué aux chutes, je n'étais jamais tombé amoureux » note le narrateur. Sans lourdeur, avec une vraie élégance, l'auteur raconte comment une famille finit par se pendre dans la salle à manger, sans même que personne, pas même Madame Bin, la voisine cachée derrière le rideau n'y puisse rien. Sans grand effets, avec une bonne dose de distance, Philippe Cohen Grillet parle de choses graves, et redonne de la dignité à ceux qui ont fini par renoncer à tout et à ne plus vivre. Un très bon premier roman.

Marc Durin-Valois La dernière nuit de Claude Eartherly Plon

Attention, grand, très grand roman de forme classique et d'une très grande profondeur de champ (la narratrice est photographe). Ça commence comme un mauvais film américain ou un polar de série B. Une jolie blonde au Texas qui veut devenir photographe et sillonne l'Etat son appareil photo à la main, de tribunal en tribunal, sans oublier la case shérif, jusqu'au jour où une source lui signale le cas d'un homme qui n'est pas qu'un délinquant.. il a participé à l'attaque d'Hiroshima, dans un premier avion pour vérifier les conditions de visibilité avant qu'un deuxième avion ne largue la bombe atomique. Claude Eatherly a vraiment existé et il a effectivement participé à ce bombardement. Rose Calter, la photographe, va se rapprocher et enquêter sur ce drôle de personnage qui navigue entre tribunal, prison et hôpital psychiatrique, entre manipulation (il n'authentifiera jamais le texte qu'il aurait écrit pour décrire ce qui s'est passé ce jour-là) et culpabilité. Si le roman n'était que cette enquête, il serait déjà très bon, tant Durin-Valois excelle décrire ce personnage aux multiples facettes, joueur, grande gueule, et qu'on imagine pourtant d'une séduction totale. « En vérité, chaque fois qu'une vérité paraissait s'imposer concernant le pilote, elle se révélait inadaptée. En tout cas insuffisante ». Le mystère de cet homme cabotin, furieux de ne pas avoir été dans l'avion qui a largué la bombe, qui lui aurait assuré la célébrité et pourtant transpirant le mauvaise conscience, demeure à la fin du livre. Mais il est moins épais, un écrivain est passé par là. Surtout, l'enjeu narratif se déplace peu à peu parallèlement. On croyait lire une enquête sur un personnage historique et on réalise que c'est aussi l'histoire de l'opinion publique face au nucléaire qui est ici raconté (et on s'étonne que personne à ma connaissance n'y ait pensé avant). On ne sait plus aujourd'hui, qu'après guerre, il y eut une véritable fascination pour le nucléaire. Pour preuve, l'existence des atomic pique nique qui se tenaient dans les années 50 du côté de las Vegas, où des familles entières venaient déjeuner en regardant au loin l'effet dans l'atmosphère des essais qui se tenaient alors dans le désert du Neveda. « L'image du champignon d'Hiroshima bénéficiait d'une troublante popularité (une centaine de sociétés commerciales en avaient fait leur logo au lendemain de la victoire » », rappelle Marc Durin-Valois. Plus tard, le mouvement pacifiste tentera d'enrôler Claude Eatherly. Le plus troublant dans ce portrait est de voir à quel point personne n'aura finalement su aider ce drôle de personnage. Pas même l'institution psychiatrique qui usait alors de remèdes d'une terrible brutalité, à base d'overdose de glucose (si ma mémoire est bonne), pour quasiment provoquer des comas artificiels, espérant ainsi re programmer le patient, qui méritait alors véritablement son nom. Ceux qui ont déjà lu des romans de Marc Durin-Valois retrouveront dans ce roman là, les thèmes qui ont fait ses premiers romans : les formes prises par la violence. Dans le cas de la bombe atomique et du destin de ce personnage, il est paradoxal de voir finalement la plus grande sophistication technologique cohabiter avec les pulsions les plus reptiliennes de l'espèce.. Une des réussites du récit est, enfin, sa forme. Si de premier abord, la jeune texane, journaliste soumise à un patron de presse plus vrai que nature (il y a dans ce livre de très bons passages sur ce métier, où les erreurs publiées dans un premier article sont reprises par tous les autres) a des allures de cliché, cela importe peu. Car c'est bien le cliché d'une Amérique heureuse que démonte ce roman, une nation « capable de lutter pour la liberté avec une abnégation magnifique et, dans le même temps, de massacrer des populations civiles sans la moindre pitié, comme à Hiroshima, au Vietnam ou il y a bien longtemps aux Philippines ». Et peu à peu, le personnage de Rose prend de l'ampleur, et, à la fin du livre, elle devient presqu'en creux la véritable héroïne de ce roman décidément réussi. Pourquoi s'est-elle autant investi pour connaître qui savoir qui était vraiment Claude Eatherly ? Qu'a-t-elle fui ? N'a-t-elle pas finalement raté sa vie à force de vouloir comprendre un homme hors norme, qui lui restera toujours étranger ? « je me suis dit que c'était peut-être cela la vieille : l'art de visiter le musée des autres où sont accrochées les oeuvres que l'on ne fera jamais. Et puis de s'en retourner au sien, peuplé de rêves suspendus », écrit-elle à la toute fin du livre. Rarement, la photo sur le bandeau d'un livre aura été aussi bien choisie. Deux personnages marchent dans un paysage en ruine. A droite une femme, s'abrite sous une ombrelle, dérisoire protection après l'explosion de la bombe atomique. Un dernier mot : si ce roman là n'a pas un des grands prix de la rentrée, c'est une confirmation : les jurés ne savent pas lire !